
31 janvier 2020
L’évènement El Niño de 2015-16 a été l’un des plus puissants des quarante dernières années. Comme ses monstrueux prédécesseurs de 1982-83 et 1997-98, il a ralenti la rotation de la Terre de presque 1 ms pendant quelques semaines. Mais les mécanismes atmosphériques entrant en jeu cette fois-ci sont fondamentalement différents des fois précédentes, dû à la nature "hybride" du phénomène. Explications.
Etude publiée dans Lambert SB, Marcus SL, de Viron O 2017, Atmospheric torques and Earth’s rotation : what drove the millisecond-level length-of-day response to the 2015-16 El Niño ? Earth System Dynamics, 8, 1009.
Pendant l’hiver 2015-16, les médias se sont jetés sur El Niño, le méchant garçon du Pacifique qui apporte pluies torrentielles, sècheresse et autres désolations dans les contrées américaines. Il faut dire que celui de 2015-16 fut, selon les météorologues, le plus puissant jamais observé depuis 40 ans, dépassant de peu les deux autres géants des hivers 1982-83 et 1997-98. Néanmoins, les Niños qui se suivent ne se ressemblent pas en tous points et c’est ce qui rend leur étude intéressante. Car à chaque évènement, on croit l’avoir mieux compris, jusqu’à ce que l’évènement suivant nous contredise.
Qu’est-ce que El Niño ? Lors du régime normal, les alizés qui soufflent dans la zone intertropicale d’est en ouest maintiennent l’eau chaude de surface dans l’ouest du Pacifique. A l’est sur l’équateur, cela provoque des remontées d’eaux froides des profondeur, rendant la surface relativement fraiche. Il arrive que les alizés faiblissent et ne parviennent plus à contenir l’eau chaude à l’ouest. Celle-ci déferle alors vers l’est et peut aller jusqu’à baigner les côtes péruviennes. Ce phénomène, lorsqu’il se déclenche, atteint son paroxysme vers Décembre ou Janvier et a été ironiquement nommé El Niño en référence au petit Jésus qui est né à Noël. Le volume d’eau chaude concerné et la température de surface définissent en quelque sorte la puissance du phénomène. Mais on caractérise aussi El Niño par sa localisation. Ainsi, l’eau chaude de surface peut migrer jusqu’aux côtes américaines - on parle alors d’Eastern Pacific events ou EP - mais peut aussi s’arrêter à distance dans le centre du Pacifique - ce sont les Central Pacific events ou CP. Si 1982-83 et 1997-98 ont tous deux été des EP, El Niño de 2009-2010 fut un CP. Quant à 2015-16, cela n’a été ni franchement EP ni franchement CP, mais un peu entre les deux... un hybride. Mais un hybride extrême, alors que les CP sont d’habitude faiblards. Donc le cru 2015-16 a vraiment été un cru particulier.
Que se passe-t-il du point de vue atmosphérique et en quoi cela intéresse-t-il les personnes qui travaillent sur la rotation terrestre ? La circulation zonale habituelle au-dessus du Pacifique (circulation de Walker) est affaiblie voire inversée. L’augmentation du gradient méridional de pression induit un déplacement vers l’équateur et une accélération des courants jets subtropicaux. La Terre répond à cette accélération des vents d’ouest (soit un incrément de moment cinétique atmosphérique) en ralentissant sa rotation (diminution correspondante du moment cinétique de la Terre solide). On observe alors une augmentation de la longueur du jour (LOD) pouvant aller jusqu’à 1 ms pendant quelques semaines (Figure 1). Rappelons au passage que les mesures de LOD sont précises à 50 microsecondes, ce qui nous laisse tout le loisir de percevoir une telle anomalie.
Figure 1 : Les anomalies de longueur du jour des hivers 1982-83 et 2015-16 en noir (le cycle saisonnier représenté en gris a été enlevé) et l’anomalie de moment cinétique de l’atmosphère déduit d’ECMWF en bleu. La courbe en pointillés rouges représente l’indice Niño 3.4 (anomalie de température dans la région Niño 3.4 du Pacifique).
Le raisonnement en termes de moment de force permet de comprendre où et comment l’anomalie de moment cinétique atmosphérique est transférée à la Terre solide. La dépression relative au dessus du pacifique équatorial - typique du El Niño - que l’on peut voir en bleu sur les cartes du milieu de la Figure 2 (elles sont au-dessus des anomalies chaudes de la température de surface des eaux visibles sur les cartes du haut) sont situées immédiatement à l’ouest des Andes. L’existence d’un gradient de pression entre les pentes occidentales (basse pression relative) et orientales (haute pression relative) de ces montagnes produit un moment de force qui tend à "pousser" les montagnes d’est en ouest, soit en s’opposant à la rotation terrestre. C’est ce que l’on appelle le moment de force de montagne. En 1982-83 et 1997-98, c’est lui qui a été le responsable de l’augmentation du LOD.
Figure 2 : Les anomalies de température de surface des eaux (en haut), de pression en surface (au milieu) et de friction (en bas) moyennées sur les deux mois précédant le pic de moment cinétique lors des hivers 1982-83 et 2015-16. Contrastant avec la situation de 1982-83, celle de 2015-16 oppose une anomalie de pression négative sur le centre-est du Pacifique à des anomalies positive au nord et au sud (cartes du milieu), engendrant une circulation de type Hadley et des anomalies positives de la friction (cartes du bas en jaune) qui contribuent à ralentir la rotation de la Terre.
Mais en 2015-16, lorsque nous avons confronté les mesures de LOD aux moments de force reconstruits à partir des données des modèles de circulation atmosphérique du NCEP (USA) et d’ECMWF (Europe), le moment de force de montagne manquait de puissance, n’expliquant qu’un peu plus de la moitié d’une anomalie de LOD qui s’élevait à 0.8 ms. La question qui se posait alors était double : (i) quelle force supplémentaire invoquer pour expliquer le gap ? (ii) est-ce que cette situation qui diffère tant d’avec celles des évènements précédents est liée à sa nature hybride ?
La réponse à (i) était dans la friction des vents sur la surface des terres et des mers dont nous avons évalué le moment de force à partir des modèles circulation atmosphérique. Lors des Niños précédents de 1982-83 et 1997-98, des EP extrêmes, la friction ne jouait aucun rôle moteur mais venait contrebalancer le moment de force sur la topographie quelques semaines après celui-ci, ramenant ainsi le LOD à sa valeur initiale. Le moment de force de friction jouait donc dans le sens opposé au moment de force de montagne. En 2015-16 la situation était différente : la puissante dépression s’est positionnée assez loin des côtes, favorisant l’installation de mini cellules de Hadley (circulation méridionale, zones de haute pression relative au nord-est et sud-est, dans les contrées est du Pacifique). L’interaction entre El Niño et la circulation de Hadley est un caractéristique des évènements CP et participe donc de la nature hybride de notre El Niño. La circulation dans ces cellules a créé des vents de surface soufflant d’est en ouest sur l’océan et imprimant une friction s’opposant à la rotation terrestre, i.e. dans le même sens que le moment de force de montagne. Ainsi, cette friction a augmenté l’effet du couplage topographique et a encore plus ralenti la rotation de la Terre.
El Niño 2015-16 a donc bien été exceptionnel tant du point de vue de sa puissance extrême que de sa nature hybride, révélant de façon spectaculaire l’effet d’un couplage avec la circulation de Hadley, suffisamment fort pour contribuer à ralentir la Terre par effet de friction.